À la recherche du sirop perdu

Si vous avez moins de 30 ans, vous ne connaissez probablement pas la saveur traditionnelle du sirop d’érable. Bien que le liquide sucré pullule sur les étals des supermarchés, les profondes transformations dans la méthode de fabrication depuis les années 1990 ont pratiquement fait disparaître le sirop d’érable ancestral de notre paysage gustatif. Heureusement, une poignée de spécialistes de l’acériculture solidement ancrés dans le passé, mais à la grande ambition, s’affairent à mettre en valeur ce produit inimitable.

Il fait doux à Brigham en cet après-midi de mars. Un chevreuil sautille sur le chemin boueux et sinueux qui mène à la cabane à sucre du Pic Bois. La route principale est toute proche et pourtant, aucun bruit ne filtre à travers l’immense domaine parsemé d’érables à sucre tricentenaires.

Dès qu’on arrive près de la cabane de bois rustique, des rires émanant d’une bande de travailleuses et de travailleurs qui s’apprêtent à parcourir les sentiers percent l’air humide de la fin de l’hiver.

Aujourd’hui, les érables seront entaillés.

Assis sur la grande terrasse qui relie sa boutique et le cœur de la cabane où trône un grand poêle à bois, André Pollender regarde partir sa brigade, un sourire en coin. Au début, il n’y avait même pas de tracteurs ici. Le bruit m’agace encore, remarque-t-il, croisant ses bras sur sa veste carreautée.

Si les chevaux sont partis, le domaine qu’il possède avec sa femme, Danielle, semble être figé dans le temps. Ici, la sève d’érable est encore récoltée dans des chaudières métalliques avant d’être bouillie dans un grand poêle à bois jusqu’à l’obtention du précieux sirop.

Évidemment, ancestrale ne veut pas dire archaïque : le plomb des chaudières a fait place à l’étain et des outils de mesure sophistiqués peuplent la cabane de bois.

La vision pittoresque des seaux parsemant la forêt est devenue assez rare. Aujourd’hui, la majorité de l’eau d’érable du Québec est récoltée à l’aide de pompes et de tubulures avant d’être concentrée en sirop avec la technique de l’osmose inversée, qui permet d’obtenir le sirop en 15 minutes.

Mais c’est comme une sauce à spaghetti : si je la fais cuire 15 minutes ou mijoter une heure, la profondeur du goût ne sera pas la même. Je veux préserver la méthode de fabrication ancestrale, mais surtout, ce goût incomparable du sirop qui en découle.

ANDRÉ POLLENDER, ACÉRICULTEUR

Une différence marquée

Dans la deuxième moitié du XXe siècle, les techniques de fabrication du sirop d’érable n’ont pas cessé de se raffiner. Les années 1990 et l’arrivée des systèmes de filtration membranaire ont toutefois marqué ce changement radical dans le goût du sirop d’érable.

Lors de tests à l’aveugle, plus de 80 % des gens préfèrent les sirops issus des procédés datant des années 1990 ou avant. Ce n’est pas que les systèmes modernes ne produisent pas un bon sirop, mais quand tu goûtes aux deux produits un à côté de l’autre, la différence est immanquable, explique le biologiste et spécialiste de la production du sirop d’érable Stéphane Guay, qui mène des tests sur le goût du sirop d’érable depuis plusieurs années.

Selon lui, les sirops moins cuits dégagent des effluves de vanille, ou même de cassonade, mais ce n’est qu’avec une cuisson prolongée que se concentre vraiment la saveur inimitable de l’érable limpide.

Cuire plus longtemps n’est toutefois pas synonyme de pureté : trop cuit, le sirop dégagera alors des arômes de sucre d’orge ou même de brûlé. Stéphane Guay préfère ainsi parler des sirops d’érable plutôt que du produit au goût unique auquel est exposé le grand public.

C’est pour cette raison qu’au-delà de la méthode, c’est la qualité de son produit qui obsède André Pollender. Ça fait 30 ans que je fais ça et je ne suis pas encore satisfait, avoue-t-il en entrant dans le bâtiment qui abrite son grand poêle à bois.

Il s’est longtemps demandé s’il y avait une manière optimale de disposer les bûches dans le foyer de cuisson, ou quelle concentration de sucre permet d’atteindre une consistance de sirop juste assez liquide tout en restant onctueuse.

Même aujourd’hui, l’acériculteur de 65 ans semble être en constante cogitation. Les épaules larges et une barbe blanche fournie entourant son visage buriné, il explique vérifier cent fois par jour les prévisions météo sur ton téléphone intelligent lorsque le temps des sucres bat son plein afin d’ajuster la pression barométrique de son cuiseur de finition.

Photo : Ariane Labrèche

Toutes les applications modernes n’arrivent toutefois pas à remplacer l’instinct acquis au fil de dizaines d’hivers passés à espérer les premiers dégels. Il y a de ces matins bien spéciaux où les érables sont cachés par la brume et où l’air se remplit d’humidité, et là, je sais que le temps des sucres commence, dit André Pollender.

La genèse d’un sirop

L’acériculteur a grandi sur les flancs du mont Gale, dont le sommet arrondi est visible depuis sa cabane à sucre. Enfant, il passait tout son temps sur la ferme laitière qu’exploitait son père, Marcel.

Quand la neige qui recouvrait ce coin vallonné des Cantons-de-l’Est commençait à ramollir, l’agriculteur profitait des érables à sucre pour se faire un petit revenu supplémentaire. C’est là qu’André Pollender est tombé dans le sirop.

J’étais tellement fier quand les gens qui venaient acheter du sirop d’érable chez mon père choisissaient celui que j’avais cuit! C’était une petite compétition, surtout que mon père était extrêmement orgueilleux quant à la qualité de son produit, raconte-t-il en caressant machinalement sa barbe blanche.

L’arrivée des tubulures de plastique et des pompes qui remplacent le chalumeau et le seau métallique viennent bouleverser la production acéricole dans les années 1980. À la ferme familiale, désormais reprise par son frère, les expérimentations avec ces innovations se passent mal.

Des gens rapportent le sirop en décriant son goût de plastique. Après avoir lavé les tubulures, pas de chance : le liquide goûte maintenant le savon. Découragé, son frère jette l’éponge.

Du jour au lendemain, le goût si particulier du sirop d’érable traditionnel disparaît du quotidien d’André Pollender, mais pas de sa mémoire : Je savais que j’étais capable d’en faire, moi aussi. C’était impensable que ce patrimoine-là puisse ne plus exister dans ma vie.

En cette fin de la décennie 1980, le père d’André Pollender, Marcel, se sait atteint d’un cancer incurable. Avec moins de six mois à vivre, il entreprend les démarches afin de léguer à son fils un endroit qui lui permettra de faire revivre son sirop.

André Pollender met enfin la main sur ce qui deviendra la cabane du Pic Bois en 1990 et vend son entreprise d’ébénisterie. Son père sera toutefois parti trop tôt pour goûter à la première mouture du sirop d’érable produit par son fils avec une méthode traditionnelle améliorée.

J’aurais tellement aimé qu’il puisse être là. Quand j’ai enfin pu déguster mon produit, c’était merveilleux. J’avais l’impression de retrouver mes racines, se rappelle André Pollender, le regard brillant perdu au loin.

Passionné de l’érable, l’acériculteur s’en fait progressivement l’ambassadeur. Pendant une vingtaine d’années, il passe près de trois mois par an en France, où il enfile les foires alimentaires et les marchés de Noël. Dans l’Hexagone, son obsession avec la qualité est renouvelée. Au Québec, on est des leaders mondiaux en matière de production, mais je pense qu’on peut aussi être des leaders en matière de hauts standards de goût, résume-t-il.

Une appellation contrôlée pour le sirop

En 2010, il s’est associé à d’autres productrices et producteurs qui veulent remettre les saveurs distinctives de l’érable à l’avant-plan : la Commanderie de l’érable.

Maintenant à la tête du regroupement, André Pollender, ses collègues et d’autres gens passionnés comme Stéphane Guay qui les épaulent rêvent de pastilles de goût et d’une appellation contrôlée qui reconnaîtrait le sirop de fabrication ancestrale. Si la pandémie a ralenti leurs plans, ces initiatives pourraient toutefois apparaître sous peu dans les rayons des épiceries.

Photo : Ariane Labrèche

André Pollender fait une pause dans son récit. Les tracteurs se sont éloignés; le silence a repris ses droits. L’homme se dirige vers ses sentiers, encore couverts d’une neige épaisse et collante. Partout, les seaux d’étain brillent sous la lumière diffuse de cet après-midi nuageux.

L’acériculteur indique avec fierté les arbres les plus vieux, montre comment reconnaître les troncs malades et retrouve les traces du chevreuil effrayé qui a traversé plus tôt le chemin de terre.

Mon père me disait toujours : les ti-gars, il faut travailler avec la nature et pas contre elle. C’est pour ça que je prends soin de ma forêt et que je l’entretiens pour l’avenir, dit-il en passant devant de jeunes érables. Quand ils commenceront à produire leur premier sirop, je serai parti depuis longtemps.

En remontant la route qui mène à la cabane, André Pollender réfléchit à voix haute aux usages de son fameux vinaigre d’érable, aux manières de rendre l’infect sirop de bourgeon de fin de saison plus tolérable et aux protocoles qui pourraient uniformiser les méthodes de fabrication du sirop.

Dans quelques jours, les premières gouttes de sève couleront. André Pollender passera tout son temps à regarder les filaments de liquide sucré couler de son évaporateur, sous le toit pentu de sa cabane, jusqu’à ce que les grenouilles poussent leurs premières notes et annoncent la fin du temps des sucres.

Pour lui, ce ne sera que partie remise dans cette existence vécue au rythme du grand air, des saisons et d’une touche de sirop.

Reportage par Ariane Labrèche, disponible ici

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